En France, l’action publique sur le risque de submersion fait l’objet de controverses. Dans les années 2010, des mesures alternatives et innovantes ont vu le jour, elles proposent de modifier le rapport des sociétés littorales à la nature.
Elles font suite à plusieurs événements majeurs de grande ampleur, à la fois localement (en particulier la tempête Xynthia en 2010) mais aussi au plan international, si l’on considère les effets de l’Ouragan Katrina (2005) sur la manière de concevoir les rapports des sociétés avec les aléas climatiques. Plus globalement, ces évènements s’inscrivent dans un contexte où diverses « catastrophes » ont ébranlé les consciences occidentales (accident nucléaire suite à un tsunami à Fukushima en 2011) et interrogé leurs modes de gestion des risques.
Ces évènements combinés aux effets attendus de la hausse des niveaux marins due au changement climatique débouchent sur la mise à l’agenda politique de nouvelles formes de gestion des risques, plus « intégrées ». En réaction à des méthodes dites « dures » (basées sur le durcissement du trait de côte et le recours à des matériaux résistants tels que le béton), elles consistent principalement à s’appuyer sur des méthodes dites « douces » de protection des enjeux situés sur les littoraux. Elles reposent sur des solutions qui intègrent la dynamique spontanée des littoraux et la mobilité du trait de côte (par exemple le rechargement de plage en sédiments). D’autres méthodes alternatives existent, qui consistent à envisager le déplacement d’enjeux importants vers l’intérieur des terres, c’est-à-dire « reculer » (en déplaçant le bâti) ou à « laisser faire » (et ne plus maintenir le trait de côte, pour permettre les évolutions morphologiques des littoraux).
Ces modes de gestion, également qualifiés d’alternatifs, donnent lieu à des débats politiques, environnementaux, voire juridiques : faut-il dès à présent opérer un « retrait stratégique » et envisager de « relocaliser » les activités situées sur les littoraux, dans des zones à risque ? y a-t-il des moyens plus « doux » du point de vue écologique pour permettre le maintien des activités littorales, tout en faisant davantage de place à la « nature » ?
Cela interroge notamment la manière dont l’État français se positionne vis-à-vis des impacts du changement climatique sur les littoraux métropolitains.
De ces stratégies de « défense des côtes » découlent d’autres questionnements plus larges : qui supporterait le prix économique et social d’une relocalisation, quel serait le poids d’une telle décision pour les communes arrière littorales, quels régimes assurantiels seraient associés à l’arrêt de la « bétonnisation » des côtes ?
Un jeu à vocation pédagogique, basé sur une modélisation de la submersion et de l’aménagement d’un territoire littoral, a été conçu par une équipe multidisciplinaire de chercheurs pour sensibiliser les élus et les agents des collectivités territoriales soumises aux risques littoraux.
Un jeu pour apprendre et pour débattre d’enjeux d’actualité
Le jeu LittoSIM est le produit d’une rencontre entre une équipe de chercheurs et des collectivités territoriales de la côte Atlantique : la Communauté de Communes d’Oléron et le syndicat mixte de Pays Marennes-Oléron.
L’idée est de proposer par des moyens ludiques d’acquérir des connaissances et de faire expérimenter des situations de prise de décision. LittoSIM consiste à regrouper des gestionnaires des risques en ateliers de réflexion et d’action.
Durant une demi-journée, ils aménagent, sur des tablettes numériques, le plan local d’urbanisme (PLU, document de planification des communes) d’un territoire, et expérimentent différentes stratégies de gestion du risque.
De manière inopinée, des submersions sont simulées à l’aide d’un modèle informatique, « inondant » plus ou moins les communes et interrogeant ainsi les choix d’aménagement. Les joueurs sont alors amenés à reconsidérer leurs stratégies et à collaborer entre territoires voisins. Depuis 2017, de nombreux ateliers ont été organisés sur l’île d’Oléron, en Camargue et en Normandie.
LittoSIM est le fruit d’un processus de co-construction participatif, qui a pris un sens particulier au regard du contexte sociopolitique de la fin de la décennie 2010. Cette période correspond à la mise en application du transfert de compétence GEMAPI (gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations) aux intercommunalités (les établissements publics de coopération intercommunale).
Le financement de la gestion du risque inondation revient alors aux intercommunalités (avec la possibilité de mettre en place une taxe spécifique) et ce transfert de compétences nécessite des apprentissages et provoque des remous, voire des résistances, parmi les maires et les conseils municipaux qui se sentent parfois dépossédés de leurs missions et sont contraints d’envisager la gestion du risque littoral à une échelle plus large.
Parallèlement, est élaborée au niveau étatique, la stratégie nationale pour la gestion intégrée du trait de côte (SNGITC) dont l’ambition est de « renforcer la connaissance sur le trait de côte et de favoriser la mise en place de stratégies locales pour adapter les territoires aux évolutions du littoral » et notamment de développer des stratégies de « défenses douces » et de « recul stratégique » face aux effets du changement climatique.
Le jeu permet donc à la fois des apprentissages, des collaborations et des échanges sur des sujets d’actualité pour les collectivités.
Faire une place à la nature ?
Au-delà des apprentissages et de la sensibilisation pour les gestionnaires, le jeu nous renseigne sur les représentations sociales que les décideurs locaux ont des risques naturels, et plus généralement, sur leur conception des effets attendus du changement climatique.
La notion de risques naturels est largement remise en question dans la littérature scientifique en sciences sociales, tant il est admis que les risques existent parce que des enjeux humains et sociaux sont menacés par des phénomènes dits naturels.
À ce titre, les gestionnaires conviennent volontiers que la tentation est forte de construire derrière les digues lorsqu’elles existent, tout en ajoutant que c’est à revers des logiques et des pratiques des « anciens ».
« On a accru l’urbanisation, on est condamné à rehausser les [digues], on a mis le doigt dans l’engrenage et les gens qui sont derrière veulent rester », affirme ainsi un gestionnaire local, à propos des constructions urbaines implantées à l’arrière des digues, au cours d’un atelier du 14 avril 2017.
Les discours lors des ateliers placent la question de la gestion des risques naturels sur le plan de l’opposition entre sociétés et nature. « Ah ! L’homme qui veut toujours prendre le pas sur l’élément naturel… On est là donc il faut faire avec, mais on aura pas gain de cause sur la nature. » (agent d’une collectivité, entretien post atelier)
On constate que les gestionnaires se placent en opposition avec une nature extérieure à l’humain et présentent la gestion du risque comme un combat, une épreuve de force physique, mais également une épreuve éthique et juridique : il est question d’avoir gain de cause, comme lors d’un procès.
C’est finalement une guerre de position, d’occupation de l’espace : « On ne peut pas lutter contre la nature mais on ne peut non plus la laisser faire, parce qu’on est là » (agent d’une collectivité, entretien post atelier).
Dans cette opposition cosmogonique entre nature et culture, que l’anthropologue Philippe Descola désigne comme le paradigme naturaliste – et qu’il caractérise comme un préjugé culturel de l’Occident, la prise en compte du risque de submersion renvoie à la nécessité qu’auraient les sociétés de faire une place à la nature.
On peut se demander si les effets attendus du changement climatique pourraient alors faire vaciller la cosmogonie occidentale vers une conception plus intégrée des sociétés et de leur environnement ?
Des murs contre la mer ?
Les ateliers LittoSIM ont montré la réticence des décideurs à renoncer à l’anthropisation du littoral. « Reculer, ça m’ennuierait beaucoup mais je me dis qu’il arrivera un moment où on sera obligé de le faire […] Mais moi, de mon mandat, j’espère que ça ne se fera pas » (élu, entretien ante atelier). La gestion du risque, par la création de zones inondables par exemple, renvoie dans le vocabulaire à l’idée d’abandon, voire d’offrande à la mer. Les participants soulignent qu’il s’agit d’une renonciation, il est d’ailleurs aussi question de « secteurs perdus ».
Bien qu’amers, les gestionnaires sont aussi résignés. « C’est un cercle vicieux : il y a peu de population et beaucoup de digues. La stratégie c’est d’enlever les digues… y’a pas le choix… Et si on enlève les digues, faut enlever les gens » (atelier du 9 mai 2017).
À l’issue des ateliers, les témoignages recueillis montrent donc que la question du « recul stratégique » fait partie des pistes envisagées par les collectivités.
Face à la hausse des niveaux marins, considérée par le GIEC comme l’une des conséquences les plus inéluctables du réchauffement climatique, et estimée globalement à 1m en moyenne d’ici 2100, les ateliers LittoSIM nous renseignent sur la manière dont les gestionnaires se projettent à long terme.
Les discours témoignent d’une forme nouvelle d’acceptation du risque, qui ne consiste pas à fuir les lieux soumis aux risques, ni à les protéger, mais à inventer une forme de « vivre avec », qui intègre les dommages possibles aux modes de vie maintenus sur place.
« Là, on réfléchit autrement et on accepte un risque différent. [LittoSIM] peut avoir un impact positif dans ce sens-là. Il faut accepter que ça sert à rien de bâtir des murs pour lutter contre la mer » (élu, entretien post atelier).
Le dispositif LittoSIM a donc permis de caractériser la réception sociale de la politique de gestion des risques, s’inscrivant ainsi dans la réflexion sur l’élaboration d’une « culture du risque » à l’échelle locale.
Depuis 2015, le consortium LittoSIM a bénéficié du soutien du CNRS, de la Fondation de France, de la Région Nouvelle-Aquitaine, de la Communauté de Communes de l’île d’Oléron et du Pays Marennes-Oléron. L’équipe LittoSIM rassemble Marion Amalric, Brice Anselme, Élise Beck, Nicolas Becu, Xavier Bertin, Nicolas Marilleau, Alice Mazeau, Amélie Monfort, Cécilia Pignon-Mussaud, Frédéric Rousseaux des Unités mixtes de Recherche CNRS CITERES (Tours) ; LIENSs (La Rochelle), PACTE (Grenoble), PRODIG (Paris) et de l’Unité mixte Internationale IRD UMISCO (Bondy) littosim.hypotheses.org
Marion Amalric, Maître de conférences, Université de Tours
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Photo d’illustration : vue aérienne de la commune vendéenne de La Faute-sur-Mer, deux mois après le passage de la tempête Xynthia en 2010. ©Philippe Devanne / Adobe Stock