Libertés publiques vs santé publique
Fin mars, le gouvernement considérait encore que mettre en place une application de tracking constituait une piste peu prometteuse. Le ministre en charge de la Santé se déclarait même défavorable à ce type d’application. Une quinzaine de jours plus tard, le discours a considérablement évolué. Désormais, la mise en ligne de l’application StopCovid est envisagée suffisamment sérieusement pour que la porte-parole du gouvernement annonce, à la sortie du Conseil des ministres du 8 avril dernier, la nécessité de mobiliser les développeurs rapidement.
Le débat peut se situer à deux niveaux différents
Sur le plan du droit, il s’agit de déterminer les conditions de mise en place d’un traitement de données à caractère personnel relatives à la santé de la population française. La présidente de la Commission nationale de l’informatique, auditionnée par le Parlement, a rappelé le cadre juridique applicable et, surtout, les modalités de « déploiement juridique » : soit le consentement – libre, éclairé et spécifique des personnes –, soit une loi imposant l’installation et l’utilisation de l’application. Concluant son propos avec une mise en garde contre le « solutionnisme technologique », elle mettait en avant le fait que les services de la Cnil étaient à la disposition du gouvernement pour l’accompagner dans la conception – un développement Privacy by Design avec l’aide de la Cnil serait rassurant – et la mise en œuvre d’un logiciel de contact tracking.
Sur le plan des droits de l’homme, il s’agit d’évaluer la proportionnalité entre, d’une part, l’atteinte par le dispositif envisagé par le gouvernement aux droits fondamentaux des citoyens et, d’autre part, la nécessité sinon de mettre fin, à tout le moins de suivre l’épidémie de COVID-19. Le débat agite la sphère juridique comme le grand public, à l’instar des propos du professeur Raoult dans le domaine médical.
Concrètement, les problèmes de droit – notamment ceux concernant le respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD) – ne sont aucunement des problèmes. Les juristes savent parfaitement faire « rentrer dans les cases » un traitement de données, ce n’est qu’une question de temps, de façon de faire et surtout d’aptitude à arrondir les angles.
La question se résume donc à savoir si la fin – cerner le virus, et non pas rompre le confinement – justifie les moyens, la mise en place du contact tracking. Y répondre suppose d’étudier attentivement la légitimité de l’objectif poursuivi par le gouvernement. Cette légitimité doit être appréciée en tenant compte des droits fondamentaux des personnes, comme le souligne la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 qui rappelle, en introduction, que l’informatique « ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques ». En 2010, le Conseil d’État rappelait expressément ce principe. L’entrée en application du RGPD, le 25 mai 2018, n’a aucunement remis en cause ce principe. Il l’a même renforcé, et la Cnil a estimé qu’avec le RGPD les responsables de traitement avaient désormais l’obligation non seulement de détailler les finalités de traitement des données, mais aussi de « justifier leur légitimité ».
Un cas pratique, pour bien comprendre l’enjeu
L’application StopCovid aurait pour objectif de permettre aux possesseurs d’un smartphone d’avertir les détenteurs passés à portée de l’antenne Bluetooth de l’appareil qu’ils sont atteints du COVID-19. De la sorte, les personnes prévenues pourraient renforcer leur vigilance. Plus simplement, il s’agit donc d’un dispositif de lutte contre la pandémie qui va lister les téléphones croisés afin de contribuer à la santé publique. L’atteinte au droit à la vie privée est évidente, mais nettement moins grave que si l’application avait reposé sur une géolocalisation par GPS qui, en plus, aurait permis de suivre les allées et venues des personnes. Néanmoins, l’atteinte existe. D’autres droits fondamentaux sont en cause, notamment le droit à la protection des données personnelles – assuré par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – et le droit au secret des informations concernant les malades.
Opposer les droits individuels à un objectif d’intérêt général, la santé publique, peut sembler extrêmement égoïste, voire totalement contre-productif dans la mesure où l’on ne pourra quitter nos domiciles et reprendre le cours de nos vies qu’une fois ledit objectif atteint.
Pour autant, rien ne garantit que l’argument résiste à une analyse plus poussée.
En premier lieu, comme l’a relevé le député Cédric Villani, dans un rapport remis à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, aucune donnée ne permet de considérer qu’un dispositif de contact tracking soit de nature à contribuer au suivi de l’épidémie et à la diminution de la propagation du virus. Seuls les pays ayant mis en place un dispositif particulièrement intrusif peuvent se targuer d’un tel résultat. En cette période de confinement, peut-être avez-vous relu Les Fables de La Fontaine. Dans la négative, peut-être que l’aphorisme « Un tien vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l’auras » vous rappellera quelques souvenirs.
Le principe de précaution est néfaste dans un tel contexte, rétorqueront les partisans du contact tracking. Admettons. Revenons alors sur une problématique technique, pour apprécier la légitimité de StopCovid. Le Bluetooth, comme le Wifi, met en place une bulle autour de l’appareil. Une bulle qui franchit les murs. Partant, l’application devrait aussi bien détecter les personnes croisées en faisant des courses que les voisins de l’immeuble d’à côté, que vous n’avez peut-être jamais réellement croisés. Le Bluetooth, comme le Wifi, se limite à un contrôle binaire : un appareil tiers est dans la bulle ou n’y est pas. Partant, StopCovid pourrait prévenir des personnes qu’elles ont croisé un malade, alors qu’elles ne l’ont pas approché à moins de 5 mètres. Cette dernière problématique a même conduit le secrétaire d’État Cédric O à douter de l’utilité de l’application. Refuser le principe de précaution justifie-t-il le nombre de faux positifs qui risque d’être généré par le contact tracking ?
L’effet cliquet
Accepter de mettre en place un dispositif de contact tracking pour lutter contre le COVID-19 constituerait un précédent sur lequel d’aucuns pourraient se fonder, à l’avenir, pour appliquer cette solution technologique à d’autres pathologies. À titre d’exemple, une proposition de loi a ainsi été déposée à l’Assemblée nationale pour permettre non pas de recourir au StopCovid dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, mais de l’autoriser pour toute « crise épidémique majeure », indépendamment de la déclaration d’état d’urgence. Déjà, on voit le champ d’application potentiel de StopCovid s’étendre et il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de revenir en arrière si l’on devait franchir le Rubicon.
L’effet cliquet joue également en ce qui concerne les GAFA. Les partisans de la technologie se gaussent de l’attitude des opposants qui, en dehors de la période épidémique, bradent leurs données personnelles auprès des GAFA. Outre que l’argument est biaisé – d’une part, lesdits GAFA sont fréquemment et fortement sanctionnés pour leur comportement et, d’autre part, la Directive contenu et services numériques autorise expressément de « payer en données personnelles » –, force est de constater que la situation est mise à profit par les éditeurs des systèmes d’exploitation des smartphones. Google et Apple, pour ne pas les nommer, se sont ainsi alliés pour faciliter le tracking des utilisateurs.
En utilisant la technologie des GAFA pour assurer le contact tracking de la population française, nos autorités ne seraient-elles pas en train de ruiner les efforts destinés à limiter leur intrusion dans nos vies ? Comment le gouvernement, s’il acceptait cette aide, pourrait-il ensuite tancer les deux géants pour non-respect de la vie privée ?
Si l’on devait conclure
Sans prétendre emporter la conviction, vous conviendrez – je l’espère, en tout cas – que le débat est riche et complexe. Monsieur le président de la République a annoncé qu’il aurait lieu au Parlement, à la fin du mois. Ce qu’il a malheureusement omis de préciser, lors de son allocution du 13 avril dernier, c’est que le débat ne donnera pas lieu à un vote des représentants de la nation.
© Aquae Panorama / Faust Favart
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