Par Ceridwen Fraser; Christina Hulbe; Craig Stevens, National Institute of Water and Atmospheric Research et Huw Griffiths, British Antarctic Survey
En 2018, une carte a fait grand bruit. Présentée sous le nom de « projection Spilhaus », elle offre une représentation du globe à partir du pôle Sud, de façon à rendre compte du continuum que forment les bassins océaniques. Cette perspective va de soi pour tous ceux qui vivent dans l’hémisphère sud, largement dominé par les océans.
Reste que l’océan Austral, aussi appelé océan Antarctique, ne ressemble à aucun autre et s’attire tous les superlatifs.
Un réservoir de chaleur et de carbone
Penchons-nous tout d’abord sur sa capacité à absorber l’excès de chaleur et de CO2. Les océans du monde entier captent en effet plus de 90 % de la chaleur excédentaire générée par l’utilisation de combustibles fossiles et un tiers des rejets de CO2 qui en résultent.
Situé au-delà du 30e parallèle sud, l’océan Austral contribuerait pour près de 75 % à cette absorption globale de chaleur excédentaire et pour environ 35 % à la séquestration de CO2 en surplus dans l’atmosphère. Cela en fait le principal accumulateur de chaleur et puits de carbone de la planète.
À l’exception de l’Arctique, l’océan Austral est lié à tous les grands bassins océaniques par le biais du courant circumpolaire antarctique (CCA), le courant océanique le plus puissant de la planète. Son débit est cent fois supérieur à celui de l’ensemble des rivières du globe. Il suffirait à remplir le lac Ontario en quelques heures !
Les flux et la vitesse qui caractérisent le CCA s’expliquent par des vents puissants et un contournement quasi ininterrompu de l’Antarctique.
Brassage des courants et vagues gigantesques
Les quarantièmes rugissants, les cinquantièmes hurlants et les soixantièmes mugissants désignent les forts vents d’ouest qui balaient l’océan Austral presque sans relâche, y formant des vagues impressionnantes qui ne facilitent pas l’étude de cette surface océanique des plus agitées.
Mais on sait que les transferts de chaleur et de carbone qui se produisent au niveau de cette surface si complexe jouent un rôle crucial à l’échelle du globe. Les océanographes ont donc conçu des outils adaptés à cet environnement hostile.
Pour bien comprendre l’océan Austral, il faut l’envisager en trois dimensions. Des courants aux caractéristiques différentes s’y croisent, aussi bien horizontalement que verticalement, créant des tourbillons.
Les courants subtropicaux relativement chauds se mêlent à ceux du sud, tandis que les eaux profondes et froides de l’Atlantique Nord remontent vers la surface et que les masses d’eau polaires, encore plus froides, se déplacent vers le nord avant de rejoindre à nouveau les profondeurs.
Cette interaction complexe est gouvernée par les vents et le profil du plancher océanique.
Au nord, on ne compte que trois principaux rétrécissements : le passage de Drake (850 km de large) et les plateaux sous-marins des Kerguelen et Campbell. Plus au sud, le courant circumpolaire antarctique se heurte à l’Antarctique.
L’océan y joue à nouveau un rôle crucial au regard du système climatique planétaire, en mettant en contact des eaux profondes circumpolaires relativement chaudes – et de plus en plus chaudes – avec les eaux glaciales de l’Antarctique.
Des millions de km² de banquise
Le cycle annuel de formation et de fonte des glaces de mer autour de l’Antarctique fait partie des phénomènes déterminants pour la planète et constitue un autre aspect essentiel du rôle de l’océan Austral. De ce point de vue, les deux régions polaires sont on ne peut plus différentes.
Si l’Arctique représente un petit océan profond entouré de terres, n’offrant que des voies d’accès étroites, l’Antarctique constitue une vaste étendue terrestre, formée d’un plateau continental bordé par l’océan où, chaque année, 15 millions de kilomètres carrés de banquise se forment et se résorbent.
Contrairement aux changements considérables et bien visibles qui se sont produits dans l’Arctique, la banquise de l’Antarctique a évolué de façon moins marquée. En dépit du réchauffement de l’océan, elle s’est peu à peu étendue vers le nord jusqu’en 2016, avant d’amorcer une subite phase de recul.
Si l’on observe le cycle annuel de la banquise antarctique, on pourrait croire qu’elle s’étend et recule en fonction de l’évolution des températures au fil de l’année. Or, l’essentiel des glaces de mer proviennent en fait des polynies, ces « usines à glace » situées près des côtes, au sein desquelles les vents puissants et glaciaux du continent contribuent à créer des plaques et à les disperser aussitôt.
Ce processus nous renvoie à la question de la circulation océanique mondiale. Lorsque de nouvelles plaques de glace se forment, le sel que contient l’eau de mer gelée en est extrait et rejoint les eaux inférieures, et cette eau de mer plus froide et plus salée continue sa course vers les fonds marins avant de se diriger vers le nord.
Les polynies sont donc comparables à des stations d’arrêt ponctuant un réseau de transport mondial, au gré desquelles les courants sont dirigés vers les profondeurs des pôles avant de remonter à la surface vers le nord, au cours d’un cycle de près d’un millier d’années.
Sous l’influence du réchauffement
Des simulations par ordinateur ont permis de rendre compte des fluctuations qu’ont connues les plates-formes de glace des abords de l’Antarctique au fil des derniers millénaires.
Sachant que ces extensions flottantes de la calotte glaciaire sont au contact direct de l’océan, elles accentuent la vulnérabilité du glacier continental aux conditions climatiques. Le réchauffement de l’océan et les eaux de différentes natures qui entrent en contact avec une plate-forme de glace sont susceptibles de modifier cette dernière, et donc l’ensemble de la calotte glaciaire.
Les plates-formes de glace ne réagissent toutefois pas au réchauffement de la même manière. Certaines cavités océaniques se caractérisent par des températures basses et évoluent lentement. D’autres peuvent être qualifiées – dans un contexte polaire – de « chaudes », en raison de leur interaction avec les eaux profondes circumpolaires. Or, ces dernières sont en pleine mutation.
On peut examiner bon nombre de phénomènes liés à la cryosphère depuis l’espace, mais pour être pleinement en mesure de savoir comment l’océan se comporte sous la glace, il faut plonger à des centaines de mètres de profondeur.
Pour faire des prévisions climatiques, il faut en effet comprendre les processus complexes qui se produisent à court terme, comme les cycles des marées, dans des régions du monde que nous commençons tout juste à explorer.
Les soixantièmes mugissants à la loupe
Un contexte aussi impressionnant et chaotique que celui-ci nécessite de s’appuyer sur des machines robotisées pour pouvoir l’étudier de près.
Des satellites scrutent ainsi la surface des océans depuis les années 1980. Cette technologie permet de déterminer la température ou le niveau océanique, et même d’estimer la biodiversité… mais toujours pas de voir ce qui se passe dans les abysses !
Le programme Argo, lancé dans les années 1990, a révolutionné le domaine des géosciences en mettant en place un réseau de sondes océaniques dérivantes permettant de mesurer la température et la salinité jusqu’à deux kilomètres de profondeur.
Le Kaharoa, un navire de recherche océanographique, détient le record de largage de ces sondes dans l’océan Austral, et s’y est notamment employé lors d’une récente mission au sud de l’Australie et jusque dans l’océan Indien, marquée par des conditions de navigation très difficiles mais aussi par les restrictions dues à la pandémie de Covid-19.
Le programme Argo marque le début d’une nouvelle ère dans le domaine de l’observation des océans. Les sondes sous-marines utilisées dans le cadre du programme pour évaluer l’ampleur du réchauffement des océans sont désormais capables de descendre à six kilomètres sous la surface.
L’océan Austral d’hier et celui de demain
La planète n’a pas toujours eu l’aspect qu’elle a actuellement, et l’océan Austral n’a pas toujours existé. Autrefois, la configuration des continents et des bassins océaniques était en effet bien différente et le climat était régi par des principes bien éloignés de ceux que nous connaissons aujourd’hui.
Du point de vue limité de l’évolution humaine, l’océan Austral a toujours constitué une composante stable du système climatique et n’a été que relativement peu affecté par les oscillations glaciaires, même s’il convient de rappeler que les cycles de glaciation se déroulent sur des dizaines de milliers d’années.
La transition climatique que notre époque impose à la planète est en revanche très brutale. Sur le plan géologique, les quelque trois siècles qui se sont écoulés depuis le début de la révolution industrielle ne représentent pas grand-chose.
Les évolutions à court terme (d’ici à 2050) comme à long terme (d’ici à 2300) sont difficiles à prévoir. S’il y a peu de doute quant à ce qui se passera sur le plan des phénomènes physiques, il est plus délicat de prédire quand ces derniers se produiront.
Les outils de simulation qui permettent de mieux comprendre les processus océaniques, atmosphériques et glaciaires commencent tout juste à prendre en compte les cavités que forment les plates-formes de glace et les tourbillons océaniques. La synthèse la plus récemment réalisée en matière de modèles climatiques témoigne cependant des progrès accomplis au niveau des simulations du mode de fonctionnement de l’océan Austral. La glace marine, en revanche, reste encore bien difficile à modéliser.
Des scientifiques du monde entier s’emploient donc aujourd’hui à traiter les données recueillies à l’aide de modélisations informatiques toujours plus performantes afin de mieux comprendre le fonctionnement de cet océan si singulier.
Quelles formes de vie avec des températures négatives ?
À première vue, l’Antarctique a tout l’air d’un milieu inhospitalier, quasiment stérile, uniquement constitué de glace et de neige, et tout au plus parsemé d’oiseaux marins et de quelques phoques.
Sous la surface des eaux se cache toutefois un univers grouillant de vie et d’écosystèmes complexes où évoluent des algues unicellulaires et de minuscules invertébrés, mais aussi de grands prédateurs tels que les manchots, les phoques et les baleines.
L’océan Austral abrite ainsi plus de 9 000 espèces marines, sans compter celles qui ne cessent d’être répertoriées au fil des expéditions conduites sur place et des recherches en laboratoire.
Étudier la vie dans l’océan Austral présente son lot de difficultés. Les vagues peuvent y atteindre plus de 20 mètres de haut et sont parfois jonchées d’icebergs et de glaces marines.
La température de l’eau y est bien souvent négative, car si l’eau douce gèle à 0 °C, l’eau de mer doit descendre à – 2 °C pour se solidifier. Bien qu’il soit tout à fait possible d’effectuer des plongées dans l’océan Austral, la plupart de recherches sur le vivant se font au moyen d’appareils de prélèvement à distance.
Les océanographes ont donc recours à des outils robotisés comme des engins sous-marins téléguidés pour observer et prélever des échantillons, en draguant les profondeurs pour recueillir les organismes vivants qu’elles abritent. Des prélèvements génétiques de mammifères marins sont obtenus à l’aide de canules de biopsie (semblables à des aiguilles) qui permettent de réaliser des prélèvements sur les spécimens avant d’être récupérées à distance.
L’ADN environnemental (ADNe) contribue à l’amélioration de nos connaissances en matière de diversité. Les échantillons prélevés dans l’eau sont filtrés et analysés à l’aide de méthodes génétiques qui permettent en règle générale d’identifier les espèces présentes ou celles qui ont disparu.
Chaque expédition débouche sur la découverte de nouvelles espèces qui, si elles ne présentent pas toujours d’intérêt sur le plan commercial, constituent toutes des éléments importants de l’écosystème océanique austral. Notre connaissance de la diversité de la région est en plein essor.
Mais cet espace, notamment par son immensité, reste en grande partie inexploré et insuffisamment répertorié.
Gigantisme polaire
Ici, les producteurs primaires (soit les organismes qui se trouvent à la base de la chaîne alimentaire) comprennent aussi bien des algues unicellulaires – comme les diatomées, dotées d’une enveloppe externe siliceuse aux motifs très complexes – que des macroalgues, à l’image les algues brunes.
Les algues brunes et autres grandes algues ne survivent généralement qu’aux endroits où les fonds marins sont épargnés par le raclement des icebergs. Il existe de nombreuses variétés d’espèces de diatomées, dont certaines abondent sous la glace de mer.
Les algues des glaces constituent une importante source de nourriture pour le krill, ces petits crustacés qui constituent un maillon essentiel des réseaux trophiques de l’océan Austral.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’océan Austral, aux eaux pourtant si froides, abrite également des bouches hydrothermales. Les espèces qui y vivent, parmi lesquelles de très fortes concentrations de crustacés et d’échinodermes, puisent leur énergie des substances chimiques qui s’échappent de la croûte terrestre, et non du rayonnement solaire.
Les invertébrés antarctiques représentent plus de 90 % des espèces présentes dans l’océan Austral, et plus de la moitié ne vivent nulle part ailleurs.
Ces invertébrés sont en général bien plus gros que ceux qui peuplent les eaux moins froides, plus au nord. Ce phénomène, que l’on appelle le « gigantisme polaire » concerne de nombreuses autres espèces et se traduit par des araignées de mer géantes, d’énormes éponges et des vers annélides aussi gros qu’un avant-bras.
Nul ne sait vraiment pourquoi les invertébrés de l’Antarctique sont si imposants, même si cela s’explique probablement par de fortes teneurs en oxygène, des taux de croissance plus lents et l’absence de certains prédateurs tels que les requins et les brachyoures.
Krill à volonté et protéines antigel
Dans la chaîne alimentaire marine, le krill antarctique se situe entre les producteurs primaires, comme les algues, et les célèbres grands prédateurs de l’Antarctique.
Les baleines à fanons tirent une grande partie de leur énergie des énormes quantités de krill à disposition (10 000 à 30 000 individus par mètre cube), et les stries roses que présentent les excréments des manchots et des phoques indiquent que ces derniers sont également friands de ces délicieux crustacés.
Les poissons et les céphalopodes (comme les calamars ou les pieuvres) sont présents en abondance dans l’océan Austral et assurent donc la subsistance des mammifères marins qui plongent en eau profonde, comme les éléphants de mer. Certaines espèces de poissons sont si bien adaptées à ces eaux froides et riches en oxygène qu’elles ne produisent plus de globules rouges dans le sang, mais des protéines antigel leur permettant de survivre dans des eaux aux températures négatives.
La préservation des milieux marins
Les prédateurs les plus redoutables de l’océan Austral sont sans conteste les êtres humains. Bien qu’il s’agisse d’une région éloignée, les mers qui bordent l’Antarctique sont exploitées de façon intensive depuis la « découverte » du continent, il y a 200 ans.
Les chasseurs de phoques, dans un premier temps, puis les pêcheurs de baleines ont conduit ces espèces au bord de l’extinction. Les manchots, traqués pour leur huile, n’y ont pas échappé non plus.
De nos jours, ce sont surtout les ressources en poisson et en krill (prélevées pour le secteur de l’alimentation ou des compléments alimentaires) qui sont concernées, ce qui a entraîné une forte diminution de certaines populations.
Lorsque des causes plus indirectes telles que le réchauffement et l’acidification des océans viennent s’ajouter aux conséquences de la pêche, les populations de krill risquent de décliner, ce qui entraîne une diminution du nombre de grands prédateurs comme les baleines.
La réglementation de la pêche dans l’océan Austral pose un certain nombre de problèmes dans la mesure où ces eaux n’appartiennent pas à une seule nation. Pour mieux gérer l’impact de l’activité, les quotas permettant de limiter les captures sont désormais fixés par la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR).
Cet organisme international s’efforce par ailleurs de créer de nouvelles zones marines protégées. Sans ces mesures de régulation des prélèvements, l’exploitation des composantes essentielles de la chaîne alimentaire (comme le krill) pourraient conduire à l’effondrement des écosystèmes.
Des milieux en mutation, des écosystèmes perturbés
Plus de 21 000 touristes et chercheurs se rendent chaque année en Antarctique, risquant ainsi de polluer l’environnement et d’y introduire des maladies et des espèces envahissantes. Afin de gérer les impacts des activités humaines sur ces écosystèmes et faciliter les négociations sur le plan politique, le Traité sur l’Antarctique est entré en vigueur le 23 juin 1961.
Il régit l’ensemble des activités menées au sud du 60e parallèle sud et est complété par un protocole relatif à la protection de l’environnement.
Les effets des changements climatiques mondiaux et de l’acidification des océans sont malgré tout incontestables dans l’océan Austral. Ils ont provoqué une hausse des températures océaniques, un recul de la banquise et l’effondrement des plates-formes de glace.
De plus en plus d’études montrent que même l’océan Austral, pourtant si éloigné, n’est pas vraiment coupé du reste du monde, puisque le phénomène de réchauffement, la pollution plastique et des espèces exogènes gagnent désormais les eaux antarctiques en franchissant l’imposant front polaire.
Il arrive désormais que des amas d’algues exogènes à la dérive traversent l’océan Austral et parviennent jusqu’aux côtes de l’Antarctique, en y introduisant parfois certains animaux. Si elles ne semblent pas pour le moment survivre aux conditions climatiques extrêmes du continent, le réchauffement pourrait bien changer la donne.
L’arrivée et l’établissement de nouvelles espèces en Antarctique devraient immanquablement exercer une forte pression sur la faune et la flore exceptionnelles du continent.
La situation n’est toutefois pas encore catastrophique. L’entrée en vigueur du Traité sur l’Antarctique, voilà plusieurs dizaines d’années, a montré que les États étaient en mesure d’œuvrer ensemble à la résolution des problèmes auxquels le continent est confronté. En témoigne, par exemple, la création d’aires marines protégées en Antarctique (AMP).
Un tel niveau de coopération internationale est porteur d’espoir, non seulement pour l’avenir de l’océan Austral, mais aussi pour les autres défis majeurs auxquels l’humanité est confrontée.
Traduit de l’anglais par Damien Allo pour Fast ForWord
Ceridwen Fraser, Associate professor; Christina Hulbe, Professor and Dean of the School of Surveying (glaciology specialisation); Craig Stevens, Associate Professor in Ocean Physics, National Institute of Water and Atmospheric Research et Huw Griffiths, Marine Biogeographer, British Antarctic Survey
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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