Par Anne Schmitt, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Le Vendée Globe est souvent décrit dans les médias comme étant la dernière épopée sportive du monde moderne. Une aventure sportive exceptionnelle où navigatrices et navigateurs réalisent pendant trois mois un tour du monde à la voile en solitaire, sans escale et sans assistance. Le milieu marin est dangereux et regorge d’imprévus. Lors de la traversée des océans du globe, les capacités d’adaptation, de débrouillardise, d’endurance ainsi que les compétences météorologiques et techniques des navigateur·trice·s sont mises à rude épreuve. Les accidents et les avaries y sont fréquents et exigent des navigateur·trice·s de conserver leur sang-froid, à faire preuve de courage, de méthode et d’ingéniosité. Cela conditionne leur réussite mais aussi leur prestige.
Le Vendée Globe est aussi une régate où la victoire constitue un réel accomplissement dans la carrière d’un marin. C’est une course à risque où les skippeur·euse·s naviguent héroïquement, au gré des intempéries et parfois au péril de leur vie, pour espérer boucler le plus rapidement possible un tour du monde.
Parmi ces marins, peu de femmes ont accompli cet exploit, laissant deviner une construction difficile de leur légitimité en tant que navigatrices de course au large.
Les femmes et la navigation, une histoire récente
Les femmes navigatrices ont longtemps été exclues du monde de la navigation. C’est à partir des années 1970 que la course au large se féminise avec une réelle bascule lorsque Florence Arthaud remporte la route du Rhum en 1990. « La petite fiancée de l’Atlantique » fait alors la une des médias comme le Parisien qui félicite la navigatrice : « Flo t’es un vrai mec ». Avec cette victoire, « la petite fiancée de l’Atlantique » se mue en un « vrai mec », laissant supposer que ce sont bien des capacités et des compétences masculines qui ont permis cet exploit.
La navigation hauturière fait ainsi partie des « fiefs de la virilité » où se produisent, se renforcent des valeurs masculines. En effet, le danger du milieu marin, la dimension technique et mécanique de la discipline et le contexte compétitif font écho à des valeurs masculines ayant tendance à exclure les femmes. Les récents évènements de l’édition 2020 confirment la dangerosité de la course au large à l’image du sauvetage périlleux de Kevin Escoffier par Jean Le Cam. De plus, les nombreuses avaries mobilisent quotidiennement les skipper.euse.s afin de poursuivre la course en sécurité. La course au large est donc un sport majoritairement pratiqué par les hommes, uniquement 13 participations de femmes sont comptabilisées depuis la première édition en 1989.
Les navigatrices contre vents, marées et préjugés
Cette année, le Vendée Globe 2020 connaît une participation record des femmes où six concurrentes tentent de réaliser cet exploit. Ces navigatrices, au même titre que les navigateurs brillent par leurs compétences tout en poursuivant des objectifs compétitifs. Ces dernières prouvent leur légitimité dans le monde de la navigation en usant de leur compétences marines jugées comme étant masculines. La maîtrise de celles-ci conditionne la performance sportive et est une étape indispensable à la construction de la légitimité des femmes dans le sport de haut niveau.
Toutefois, ces femmes performantes maîtrisant à la perfection des techniques sportives impliquant un usage du corps jugé masculin, attirent l’attention. Leur corps fait alors régulièrement l’objet d’une injonction à la féminité conduisant les sportives à gérer en permanence un équilibre antinomique, entre performance sportive et identification féminine. Ce contrôle des corps des sportives s’exprime également dans la navigation hauturière et notamment dans la constitution des équipages.
Dans un équipage il existe une division sexuée des tâches. Les équipières ont tendance à occuper des postes en conformité avec les représentations sociales des corps féminins. À ce titre, lors des régates, le poste de numéro un est souvent occupé par des femmes. Ce poste nécessite d’être agile, rapide et souple lors des manœuvres et des changements de voile, des caractéristiques physiques associées aux corps féminins.
À contrario, les postes nécessitant de la force physique sont réservés aux équipiers. De plus, il est aussi plus laborieux pour les femmes d’accéder aux postes prestigieux et les skippeuses et barreuses d’équipage sont rares. De façon plus générale, il est très difficile pour une navigatrice d’entrer dans un équipage. Or, les courses en équipage sont nombreuses et essentielles pour que les navigateur.trice.s puissent vivre de leur sport et progresser.
Toutefois, les discours des navigateurs essentialisent les caractéristiques physiques et psychologiques jugées féminines et les femmes sont considérées comme étant plus fragiles et inadaptées aux conditions rudes de navigation. Dès lors, le supposé manque de force physique des corps féminins demeure un facteur d’exclusion des femmes des équipages professionnels. Dès lors, la navigation hauturière en solitaire apparaît comme un échappatoire.
Naviguer en solitaire, une stratégie pour être légitime
Ces obstacles conduisent les femmes à s’investir dans « des stratégies de contournement et de dépassement ». Les navigatrices ont donc deux options. À l’image de la Volvo Ocean Race de 2014-2015, certaines navigatrices intègrent des équipages uniquement composés de femmes. D’autres optent pour la course au large en solitaire. Dans ces configurations, les navigatrices investissent des postes auxquelles elles ont plus difficilement accès dans les équipages mixtes.
De surcroît, une femme qui s’engage dans une course au large en solitaire bénéficie d’avantages. En effet, le caractère jugé « exotique » de ces femmes leur confère un accès plus facile au sponsoring. La course au large et le Vendée Globe 2020 semblent prendre les formes d’un espace d’émancipation des navigatrices où ces dernières sont seules maîtresses à bord et endossent tous les rôles. En solitaire elles exposent leurs talents de navigatrices à travers la gestion de situations risquées, comme Samantha Davis lors de son passage au pot au noir. Mais aussi de bricoleuse, à l’image d’Isabelle Joschke réparant son balcon arrière pour pouvoir à nouveau se déplacer sur le pont en sécurité. Et également de compétitrice acharnée comme Clarisse Crémer, qui ne ménage pas ses efforts pour progresser chaque semaine dans le classement provisoire. Une démonstration de leurs compétences de marin qui rompt avec les représentations des corps féminins dans le milieu de la navigation.
De plus, la navigation hauturière marque leur corps. La fatigue, les embruns, le soleil mais aussi les blessures et les travaux techniques sur leur bateau, laissent leurs traces sur la peau, la chair et les os des navigatrices. Isolées en mer, les compétences de marin nécessaires à la survie prennent indubitablement le dessus sur les injonctions sociales à la féminité des corps des sportives.
Toutefois, ces navigatrices semblent également soumises à la nécessité de faire leurs preuves. La navigation à voile demeurant un bastion de masculinité, échouer apparaît comme un danger. En effet, un naufrage pourrait être rapidement associé à leur identité de femme et ainsi renforcer les discours essentialisants sur les corps et les caractéristiques des navigatrices.
Ces skippeuses qui inspirent les jeunes navigatrices
Depuis les années 1990, les exploits des navigatrices ont marqué les esprits. Cependant, force est de constater que les valeurs masculines qui prédominent dans le monde de la navigation continuent d’impacter la pratique de la navigation à voile, notamment chez les plus jeunes. En voile légère, ces représentations symboliques et hiérarchisées des postes de barreur et d’équipiers conduisent les garçons à prendre la barre, à endosser le rôle de capitaine et de « décidant » à bord.
Le poste de barreur devient alors un lieu d’expression d’une masculinité conquérante. La tête haute, la barre à la main, le regard orienté vers l’extérieur pour surveiller les bateaux concurrents. Les filles, quant à elles, anxieuses à l’idée de prendre la barre et les responsabilités qu’elle incombe, s’autoéliminent de ce poste. Elles ont alors tendance à se cantonner au rôle d’équipière, sous les ordres du barreur, elles sont davantage concentrées sur les éléments internes du bateau. Leur attention fixée sur une tâche simple et non décisionnaire (gestion de l’écoute de foc)(Le foc est la petite voile à l’avant des embarcations de voile légère (dériveur, catamaran) qui nécessite d’être manœuvrée lors des virements de bord et des empannages.), elles se font les plus légères et petites possible pour ne pas perturber l’équilibre du bateau.
Cependant, cette hiérarchie entre les rôles de barreur et d’équipier, ayant tendance à perpétuer les inégalités sexuées, n’est pas immuable. En effet, certaines navigatrices sont capables de renverser les rapports de pouvoir entre barreur et équipier. En élevant la voix pour se faire entendre, en s’engageant physiquement lors des conditions de navigation intenses et en usant de leurs compétences tactiques et techniques, ces navigatrices occupent un rôle décisionnaire de première importance dans l’équipage, qu’elles soient équipières ou barreuses.
Il est probable que les exploits de Florence Arthaud, Ellen Mac Arthur et Isabelle Autissier ont probablement favoriser les stratégies d’affirmation des jeunes navigatrices dans les équipages. Toutefois, la tendance majoritaire reste encore l’autoélimination des filles des postes prestigieux de skipper.euse et de barreur.euse. Dès lors, il semble que les participations d’Alexia Barrier, de Clarisse Crémer, Samantha Davis, Isabelle Joschke, Pip Hare et Miranda Merron permettent d’aller à l’encontre de la domination masculine dans le monde nautique et inciteront davantage de navigatrices en herbe à prendre la barre.
Anne Schmitt, Docteure en STAPS, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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